Dans les années 1960, le Tout-Bizerte ne jurait que par son nom. Alors que le CAB n’avait pas encore atteint la dimension qu’il allait prendre deux décennies plus tard, Driss Haddad faisait vibrer les puristes, rejoignant la sélection nationale où il faisait de la concurrence à l’intouchable Abdelmajid Chetali.
Reconverti entraîneur, il livre une analyse lucide sur les maux du football bizertin actuel.
Driss Haddad, pourquoi le CAB ne s’est-il pas forgé un beau palmarès du temps où vous portiez ses couleurs ?
A vrai dire, il faut placer le football dans son contexte historique. Dans les années 1960, nous trainions encore les conséquences de la Bataille de l’Evacuation, du complot ourdi contre le Président Bourguiba…De plus, les autres clubs disposaient déjà de moyens supérieurs. Toutes ces entraves ne nous ont pas empêchés de disputer deux demi-finales de la coupe de Tunisie perdues face au CA (2-0 AP, buts de Jedidi et Gattous) et devant le SRS des Chakroun, Madhi, Romdhane (3-0).
Qui vous a convaincu d’épouser une carrière de footballeur ?
Mon frère aîné Boubaker qui avait onze ans de plus que moi. Un attaquant hors pair. Il lui est arrivé de marquer 9 buts dans un seul match. En 1957-58, il a été sacré meilleur buteur du championnat (28 buts), ex aequo avec la tête d’or de l’ESS, Habib Mougou. En 1959-60, il a été quatrième meilleur buteur (13 buts). Parfois, il me donnait des baffes lorsque je ratais un but tout fait. Pour moi, c’était le père, le frère, l’ami. Il aidait notre famille composée de cinq frères, et nous versait de l’argent à partir de la France où il a joué, à Nancy et Epinal. Il est décédé il y a près de 15 ans en France dans un accident de la circulation avec son fils Ali. Il a d’ailleurs été inhumé là-bas. Il a joué en sélection en compagnie d’un autre Cabiste, Chedly Bouzid.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le football ?
Je n’ai pas vraiment connu mon père Mohamed, officier dans l’armée française et décédé dans l’Hexagone alors que j’avais tout juste 9 ans. Quant à ma mère, Founa Bent Boubaker Ben Nacef, cousine de Mokhtar Ben Nacef, l’ancien défenseur du CAB passé pro à Nice, devenu par la suite entraîneur national, elle ne comprenait rien au sport. Ce n’était pas sa tasse de thé.
A quel poste avez-vous joué ?
En ce temps-là, on évoluait avec deux demis et cinq attaquants. J’étais l’organisateur et le distributeur du jeu. Je servais les Zorai, Larbi et Youssef Zouaoui, Chakroun, Ben Gouta. J’étais le spécialiste des balles arrêtées. Nos buteurs avaient pour noms Boubaker, Zorai et Youssef Zouaoui.
Quel a été votre premier
entraîneur?
Mohamed Chetouane qui m’a tout appris. Mon frère Boubaker et le futur président du CAB, Mohamed Belhaj, qui jouait avec lui dans l’équipe m’ont piloté au CAB. Je pratiquais le foot dans notre quartier El Gaied, à Bizerte. Je m’employais à répondre aux attentes de mon frère et à celles de Si Chetouane, un ancien grand joueur. Grâce à mon hygiène de vie impeccable, j’ai pu côtoyer trois générations : d’abord celle de Habib Mahouachi, Chedly Bouzid, mon frère Boubaker… Ensuite, celle des frères Zouaoui, Joulak, Jerbia… Enfin, celle d’Abdeljelil Mahouachi, Moncef Ben Gouta…
Et après Chetouane ?
L’Algérien Salah qui a rajeuni l’équipe, le Hongrois Frank Loscey qui nous a fait revenir en D1, et le Yougoslave Ozren Nedoklan.
Et vos dirigeants ?
Rachid Terras, Abdelmajid Almia, Ali Maâmer, Sadok Belakhoua, Mohamed Belhaj et Mohamed Fatnassi, un secrétaire général très dynamique.
Quel a été votre meilleur souvenir?
Tout simplement le fait d’avoir côtoyé d’aussi grands joueurs que Chetali, Taoufik, Kanoun, Hamadi Hnia, Abdelmajid Azaiez… Attouga et Tahar Chaibi venaient passer la nuit chez moi. Mohamed Salah Jedidi et moi, on ne se quittait presque jamais. A la mort de mon épouse, en 2011, ils étaient tous là pour partager ma douleur. Vraiment, c’est une chance inouïe d’avoir pu fréquenter d’aussi grands champions.
Depuis, vous vivez tout seul ?
Oui, et la maison avec ses cinq pièces me parait bien vide depuis la disparition de mon épouse, Néjia Fouchali. Nous nous sommes mariés en 1965. Nous avons eu trois enfants : Ryadh, 55 ans, chirurgien dentiste, Afef, 53 ans, prof d’arabe et Hajer, 43 ans, prof universitaire de français. Heureusement que ma fille Hajer habite au palier supérieur. Mes sept petits-enfants rendent ma vie plus gaie.
Quel est votre plus mauvais souvenir ?
Notre relégation en D2. Cela a coïncidé avec la bataille de l’Evacuation. Nous avons passé des moments très difficiles. Les paras français nous arrêtaient quand nous partions nous entraîner. Ils nous rassemblaient dans une salle et nous battaient. Mohamed Salah Bejaoui en a eu les jambes cassées. Il fallut l’intervention de notre SG, Mohamed Fatnassi, pour nous relâcher.
A votre avis, quels sont les meilleurs footballeurs cabistes ?
Abdelhamid Ben Ahmed, Chedly Bouzid, Boubaker Jemili, Othmane Bejaoui, Youssef Zouaoui, Joulak, Bren Gouta, Jerbia, et l’immense Hamda Ben Doulet que j’aime énormément pour ses qualités techniques, et surtout pour son éducation. C’est un joueur modèle.
Et les meilleurs joueurs de l’histoire du football tunisien ?
Noureddine Diwa au-dessus de tous. C’est le maestro. Il y a également Abdelmajid Chetali, Taoufik Ben Othmane, Tahar Chaibi, Ahmed Sghaier, Mohamed Salah Jedidi, Abelwahab Lahmar, Aleya Sassi…
Vos idoles ?
Le milieu de terrain du CAB, Abdelhamid, Chetali, mais aussi Diwa que j’adorais et avec lequel j’ai fini par jouer en sélection. J’aime aussi Agrebi et Ben Doulet.
Pourquoi n’avez-vous pas fait une grande carrière en sélection ?
Tout simplement parce qu’il y avait quelqu’un de plus fort que moi: l’immense Abdelmajid Chetali. Les sélectionneurs Kristic et Gérard m’alignaient plutôt dans les matches amicaux: contre Malte et l’Armée Irakienne en 1961, Dynamo Moscou, la France B, les tests disputés au stage de Hongrie et d’Allemagne. La plupart du temps, j’étais remplaçant.
C’était le cas en phase finale de la coupe d’Afrique des nations en 1965 à Tunis. Pourquoi la Tunisie a-t-elle perdu la finale face au Ghana ?
A la mi-temps, j’ai entendu Attouga et Chaïbi se quereller je ne sais pas pourquoi. Cela n’a sans doute pas arrangé les choses.
Vous avez évolué sur la terre battue du stade Ahmed Bsiri. N’avez-vous pas l’impression que le stade 15-Octobre n’a pas résolu le problème de l’infrastructure, puisqu’il est fermé depuis une éternité ?
Le plus malheureux dans l’affaire, c’est que cette enceinte n’est plus viable. Sa pelouse ressemble à tout sauf à du gazon. L’infrastructure sportive de Bizerte reste insuffisante et obsolète. Dr Rachid Tarras, maire de la ville et président du CAB entre 1958 et 1964, veillait à développer cette infrastructure. Des présidents comme Mohamed Belhaj et Hamadi Baccouche ont beaucoup apporté au club. Ahmed Karoui a fait de son mieux. Depuis, on ne fait que gérer la crise. Bizerte mérite de meilleures installations sportives.
Cette crise touche, par ricochet, les résultats sportifs, non ?
Oui, même s’il y a eu embellie depuis l’arrivée de Youssef Zouaoui. Je ne comprends pas d’ailleurs la cabale menée contre lui. Je vais au stade régulièrement. Je m’installe dans la tribune officielle, et j’entends les insultes pleuvoir. Pourtant, il a su sauver le club de la menace d’une chute libre qui le guettait.
Enfin, que représente pour vous le CAB ?
C’est toute ma vie. Le virus ne m’abandonne pas. Chaque dimanche, je me déplace au stade pour suivre ses rencontres. Je ne vois plus beaucoup d’anciens joueurs à continuer de le faire. Il a été pour beaucoup dans ma formation d’homme. Notre président Rachid Terras nous imposait d’aller nettoyer la plage de Bizerte avant la saison estivale. C’est dire que la dimension sportive se conjugue à celle civique. Notre association demeure une école de la vie.